jeudi 25 juin 2015

LIVRES : L'Occupation du Nord pendant la Grande Guerre (Mots-clés : Grande Guerre, civils, occupation, Lille)


Après des prés ch'est des pâtures (proverbe ch’ti)


Mon journal sous l’Occupation de Jeanne Lefebvre et Les Heures sombres de Sandrine Lecleire-Berthier sont deux ouvrages qui partagent le même univers géographique pour une période historique semblable.

Certes le livre Mon journal sous l’Occupation appartient à la collection 14-18 Carnets de guerre, mais son titre renvoie immanquablement, pour ceux qui ne connaissent pas cet aspect de la Grande Guerre, à l’univers de la seconde guerre mondiale alors qu’il évoque la présence durant quasiment toute la première guerre mondiale des Allemands dans la région de Lille.

Charles Lefebvre s’est engagé au moment de la déclaration de guerre, il allait alors vers ses 48 ans. Il appartient à la réserve de la territoriale. Au début de la guerre, il est dans un régiment qui est amené à combattre. D’ailleurs, au milieu du livre, nous avons des dessins de sa main (car il est lithographe dans le civil) où il représente des lieux du Berry, de la Picardie et le village frontalier de Montreux-Vieux en Alsace-Lorraine (alors côté allemand).



Charles Lefebvre s’est marié en 1898 avec Jeanne Choquet et ce couple a eu trois enfants nés entre 1899 et 1903 à savoir André, Charles et Denise. Le père de Jeanne Choquet se prénomme Gustave et il est vétéran de la Guerre de 1870 ; il décède en 1910. L’ouvrage démarre avec apparemment une introduction de l’historien Francis Arnould qui situe, dans le temps et du point de vue des mentalités à la fois, la rencontre puis le mariage de Charles Lefebvre et Jeanne Choquet ainsi que l’enterrement de Gustave Choquet. Est reproduit le discours du président de l’association amicale des combattants de 1870 et 1871 de Lille et ses environs, ce dernier épinglant au passage le Souvenir français comme une association élitiste contrairement à la sienne.

L’ouvrage se poursuit par les pages du journal tenu par Jeanne Choquet qui s’ouvre le 15 janvier 1915. Cette dernière réside toujours à Saint-André-lez-Lille qui est une commune plutôt résidentielle limitrophe du nord de Lille, atteignant cinq mille habitants à la fin de la Belle Époque. Faute de pouvoir communiquer avec Charles (mobilisé) car elle est en zone occupée, Jeanne fait le point rétrospectivement sur ce qui c’est passé d’important pour elle depuis août 1914 (cela couvre dix pages). C’est à partir du 25 janvier 1915 que Jeanne Choquet, environ tous les dix jours, rouvre son journal. Elle est contrainte de loger un nombre variable de militaires allemands, le maximum semble avoir été quinze mais pendant une courte durée. De plus, le fait qu’elle possède un piano lui vaut la visite momentanée de certains soldats désirant jouer de cet instrument. On suit tout ce qui fait la dureté de l’Occupation durant la première guerre mondiale et en particulier le problème du ravitaillement et des déportations de main d’œuvre en Allemagne.

Les Allemands sont arrivés le 7 octobre 1914 à Lille et se maintiendront jusqu’au 16 octobre 1918. De plus, le front est resté là quasiment stable et proche, cela vaut des bombardements d’origine alliées sur Lille et ses alentours (une carte fort lisible du front entre la Mer du Nord et l’est de Reims est fournie). Le journal de Jeanne se clôt avec le retour au début 1919 de Charles, ce dernier est passé dans l’histoire de la Libération pour avoir dessiné en 1944 le buste du général de Gaulle dont furent dotées toutes les mairies en 1945. Son épouse Jeanne est morte à la Noël 1924 d’une rupture d’anévrisme.

C’est la veille du jour de la visite de Clemenceau à Lille que l’une des héroïnes du second ouvrage se marie et cela n’est d’ailleurs pas mis en relation. Ce choix fait d’ailleurs très plaqué, vu qu’on ne peut envisager que les bans aient été publiés sous l’Occupation allemande (vu une certaine mort). Les heures sombres de Sandrine Lecleire-Berthier est un ouvrage de fiction qui a le mérite de pointer que ce sont près de dix départements qui furent partiellement occupés durant la première guerre mondiale (seules les Ardennes le furent entièrement).

Née en 1972 à Dunkerque, Sandrine Berthier-Lecleire nous conte les vies bientôt parallèles de Zélie et Angèle, deux amies ouvrières du textile dans la région de Dunkerque. Angèle est orpheline et vit depuis peu chez sa grand-mère avec son frère Pierre. Zélie quitte bientôt père et mère alcooliques en atteignant sa majorité, elle part retrouver sa tante à Lille. On est alors fin juillet 1914 et une semaine plus tard elle devient vendeuse dans une pâtisserie.




Ainsi en laissant l’une à Dunkerque et en envoyant l’autre à Lille, notre auteur va pouvoir montrer combien la Grande Guerre fut vécue de façon différente dans le département du Nord. Zélie est bientôt engagée dans un hôpital lillois et va entrer dans le réseau de résistance piloté par Louise de Bettignies (on suit dans le récit de façon assez copieuse ce qui arrive à cette dernière après son arrestation). Elle obtient des renseignements auprès d’un médecin allemand amoureux d’elle. Ce dernier voudrait l’épouser et il ne comprendra évidemment pas tout d’abord pourquoi elle s’y refuse. Elle est en effet amoureuse d’un médecin français qu’elle finira par épouser. Elle n’aura pas évidemment fauté car comme le rappellent les livres écrits sur Louise de Bettignies dans l’Entre-deux-Guerres, ici (en milieu catholique) on ne couchait pas comme une vulgaire Marthe Richard. Par contre, pour les besoins de la fiction on tue si cela tourne mal...

Angèle comme Zélie, feront un mariage que les conditions de vie d’avant-guerre rendaient absolument impossibles, entre temps Angèle sera devenue temporairement domestique des patrons de la filature. Ce type de mariage n’appartient pas qu’à la fiction et en lisant La maîtresse d'école : Trente années de la carrière d'une institutrice, on mesurera combien surtout en région occupée, la première guerre mondiale fit éclater les couples et provoqua des mariages ou remariages de personnes de milieux sociaux et d’origine géographique différents (dans ce dernier ouvrage la femme couche avec un Allemand et le mari patron picard d’une marbrerie divorce d’elle pour épouser une Beauceronne veuve de guerre qu’il a connue lors d’un séjour de convalescence).

Si les bombardements alliés touchent Lille, les obus allemands tombent sur Dunkerque. Angèle fait la connaissance de l’aviateur français Georges Guynemer, avant qu’il ne meure au combat en septembre 1917. D’ailleurs des informations sont fournies en fin d’ouvrage afin de connaître mieux les vies de Georges Guynemer et de Louise de Bettignies.  On note un effort de mise en fiction de faits connus comme l’histoire connue sous le nom de "L’Affaire du pantalon rouge" dont on trouvera un large exposé (en cent-vingt pages) dans le chapitre concernant Lucien Bersot avec l’ouvrage Rebelles et révolté(e)s de la Belle Époque (?) à la Grande boucherie en Franche-Comté de Joseph Pinard. On suit en fait en plus de la vie des deux femmes, celle de Pierre frère de l’une d’entre elles qui sert comme soldat dans l’armée française.

La collection 14/18 de Pôle Nord éditions compte maintenant huit volumes avec des personnages principaux natifs de la Somme, de l’Oise, du Pas-de-Calais ou du Nord. Ces romans historiques ont parfois une dimension policière.

Autour de la vie des civils, spécifiquement avec des actions dans l’agglomération de Roubaix-Tourcoing, on revisite la première guerre mondiale dans les ouvrages suivants : La grande séparation de Philippe Waret et Le journal d’Émile : 1915 un poilu dans les tranchées de Lou Desmalines.


LEFEBVRE (Jeanne), Mon journal sous l’Occupation, dans ma maison occupée par l’ennemi, Bruxelles, éditions Jourdan, 2014, 277 p.  16,90 euros

LECLEIRE-BERTHIER (Sandrine ), Les Heures sombres, Pôle Nord, 2015, 338 p.  11 euros


Alain Chiron



LIVRE : Antoine Depage et l'HÔPITAL DE L'OCEAN (Mots-clés : Edith Cavell, Grande Guerre, infirmière, Belgique, Croix-Rouge belge, FANY, Marie-Curie, Alexis Carrel)


Paru aux éditions Jourdan, basées en Belgique et en France, ce livre a l'intelligence d'évoluer sur trois voies : la Belgique en guerre, pour l'aspect historique et chronologique ; l'hôpital de l'Océan, pour le coeur de l'ouvrage ; l'évolution de la médecine de guerre pour l'aspect scientifique et technique. Mais l'hôpital de l'Océan c'est avant tout son brillant et visionnaire fondateur, Antoine Depage, qui permit de faire progresser la médecine de guerre, non seulement belge mais aussi internationale pendant ces années douloureuses. « Elève turbulent et peu appliqué » dans ses jeunes années, il connait une carrière fulgurante quelques années après son entrée en faculté de médecine en 1880. Boulimique, tout l'intéresse « de la neurochirurgie à la chirurgie viscérale ou orthopédique, imaginant sans cesse des approches thérapeutiques originales et nouveaux modes opératoires. » Attentif aux travaux de Florence Nightingale, il comprend aussi le manque de formation professionnelle des infirmières et le besoin de créer une formation appropriée en Belgique. Pour cela il fait appel à Edith Cavell qui prend la tête en 1907 de la première école d'infirmières belges.



Lorsque l'Allemagne envahit la Belgique à l'été 1914, le service sanitaire de l'armée et la Croix-Rouge belge sont dans un état d'impréparation qu'Antoine Depage pressentait depuis un an déjà. Le 3 août 1914, l'inspecteur général du service de santé, le général Mélis, fait appel à plusieurs médecins, pour compléter les effectis du service de santé, parmi lesquels se trouve Antoine Depage, dont la renommée n'est plus à faire. Il se voit confier par la reine Elisabeth toute l'organisation de la Croix-Rouge belge. L'avancée du front entraine la perte de la presque totalité du territoire métropolitain belge. Antoine Depage quitte clandestinement la zone occupée, à la demande des autorités belges repliées, pour se rendre dans le dernier réduit belge sur l'Yser. C'est là que commencera la saga tout à la fois terrible et merveilleuse de l'Ambulance de l'Océan à La Panne. Le 21 décembre 1914, après de longs travaux, beaucoup de diplomatie et d'imagination, tout est prêt. La mise en place est à elle seule tout une histoire. On apprend ainsi que le magasin Harrods de Londres se sépare volontiers d'un stock de chauffage central, qui à l'origine était destiné à un château écossais, pour l'hôpital de l'Océan installé dans un hôtel du bord de mer. Le personnel belge en sous effectif est complété d'étrangers et d'étrangères dont des ambulancières du FANY (First Aid Nursing Yeomanry).

Tout au long de ce magnifique récit nous croisons une incroyable galerie « de personnages hors du commun et de héros pleins de panache » qui d'une manière ou d'une autre ont croisé la saga de l'Océan : Alexis Carrel, Alexander Fleming, Marie Curie, Emile Verhaeren, Edith Cavell, Marie Picard-Depage, le roi et la reine des Belges, etc.

Les pages de ce livre sont aussi l'occasion de découvrir et de comprendre, pour un béotien, ce que signifie le vocable chirurgie de guerre, sa pratique et son évolution pendant la guerre, et l'apport d'importance d'Antoine Depage dans ce domaine. Des milliers de vies sauvées grâce à lui.

Que dire de plus. Hôpital de l'Océan, La Panne 1914-1919, est un morceau d'histoire qui se lit comme un roman. Merveilleusement mené par un auteur, Raymond Reding, à la plume alerte, limpide et aux qualités d'écriture certaines, ce livre est à lire pour comprendre la place de la Belgique dans la guerre ; appréhender l'effort médical belge et découvrir cette figure, si peu connue des français,  qu'est Antoine Depage et les personnalités dont il sut s'entourer.


REDING (Raymond), Hôpital de l'Océan, La Panne 1914-1919, Bruxelles, 240 p.   18,90 €

Frédéric Pineau

lundi 1 juin 2015

Nouveauté livre : Laurens d'Albis, USINES DE GUERRE (mots-clés : Peugeot, Citroën, ouvrières, munitionnettes, armement, Grande Guerre, automobile, usines)


Pourquoi ce livre, sur ce blog, me direz-vous ? Tout simplement parce qu'il parle des industries d'armement pendant la Grande Guerre. Et comme nous le savons pas d'ateliers d'armement sans populations féminines.

Bénéficiant du très sérieux label Centenaire 1914-1918, le projet « Usines de guerre » s'inscrit dans le cadre de la mission de communication et de valorisation des fonds patrimoniaux du groupe PSA Peugeot Citroën. Il est à ce jour l'un des rares ouvrages consacré à l'industrie de l'armement en France durant la Grande Guerre. Derrière une vision patriotique et technique de l'effort de guerre dans l'entreprise se cache souvent des enjeux sociétaux majeurs et une transformation en profondeur de l'industrie que les pages de l'ouvrage rendent parfaitement et clairement. Le cas de PSA Peugeot Citroën est donc abordé au travers des sociétés intégrées au groupe (Peugeot, Citroën, Mors, Delaugère et Clayette, Panhard et Levassor).



Cette étude d'une qualité et d'un intérêt incontestables est le fruit d'un long travail de recherche dans les archives de Terre Blanche dans le Doubs (groupe PSA Peugeot Citroën), ainsi que dans les entités patrimoniales des marques encore en activité. Elle repose sur la collecte du plus grand nombre possible de documents d'archives ayant trait à la Grande Guerre, complétée par un échange permanent avec le milieu universitaire et scientifique, matérialisé par la création d'un comité scientifique, mais aussi la participation de contributeurs appartenant aux associations de collectionneurs des marques ou aux équipes des entités patrimoniales. Les images ainsi collectées sont le plus souvent inédites et surtout, il faut le souligner, parfaitement légendées. Les textes des auteurs (Pierre Lamard, Jean-Louis Loubet, Paul Smith, Guillaume Kozubski, Fabien Lehouelleur, Emmanuel Piat), dirigés par Laurens d'Albis, s'appuient sur un corpus de sources solides et variées.

La réflexion s'articule autour de trois thèmes principaux :
  • les besoins de la Nation en guerre, l'organisation de l'économie de guerre et la réponse des industriels ;
  • les populations à l'arrière du front contribuant au bon fonctionnement des industries de guerre ;
  • les conséquences sociales et économiques et l'entrée dans le 20e siècle.
Bien que ne faisant pas partie du groupe PSA Peugeot, deux acteurs importants de l'effort de guerre liés tant à l'automobile qu'à l'industrie de guerre font l'objet d'un chapitre : les carrossiers et l'Automobile club de France.

Il serait trop long de détailler le contenu éditorial de chacun des chapitres du présent livre tant il est riche de nouveautés historiques et iconographiques. Un livre que nous vous conseillons les yeux fermés. Une vision «corporate » de la Grande Guerre. Une merveille.

Notons que ce livre constitue le complément naturel d'une exposition itinérante ouverte au grand public en 2014 et qui déambulera ainsi jusqu'en 2018.


Collectif, Usines de guerre, Antony, ETAI, 2015, 208 p.

Disponible en librairie ou sur les sites de vente en ligne.